19. Extrait de l'arrêt de la Cour de droit pénal dans la cause Ministère public de la République et canton de Neuchâtel contre A. (recours en matière pénale) | |
6B_1360/2021 du 7 avril 2022 | |
Regeste | |
Art. 261bis Abs. 1 und 4 StGB; Prüfung der möglichen strafrechtlichen Verantwortlichkeit des Inhabers eines Kontos in einem sozialen Netzwerk für rassistische Kommentare, die Dritte auf seiner Seite veröffentlichen.
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Sachverhalt | |
B. Par jugement du 7 septembre 2021, la Cour pénale du Tribunal cantonal de la République et canton de Neuchâtel a partiellement admis l'appel formé par le Ministère public neuchâtelois à l'encontre de la décision de première instance en ce sens que le montant de l'indemnité selon l'art. 429 CPP allouée à A. a été réduit. Pour le surplus, elle a confirmé la décision attaquée, en particulier l'acquittement de A. Ce jugement se fonde en substance sur les faits suivants.
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B.a A. a exercé des activités politiques qui l'ont amené, en 2001, à participer à la fondation du parti B. En 2003, il a été élu au Conseil national. En 2013, il a été porté au Conseil d'Etat neuchâtelois. En raison d'ennuis de santé, il a démissionné de cette charge en 2014. Actuellement, A. exerce une fonction de conseiller politique. Depuis le 1er juin 2021, il travaille pour le parti B. du canton de Genève en qualité de secrétaire général.
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B.b Le 18 avril 2019, l'association "C." a dénoncé auprès du Ministère public du Valais des commentaires publiés sur le compte Facebook de A., incitant, selon la dénonciatrice, à la haine envers les citoyens musulmans. A la dénonciation étaient jointes des captures d'écran de publications effectuées entre le 4 et le 9 avril 2019. En particulier, le 6 avril 2019, A. avait partagé sur sa page Facebook un article du journal "D." intitulé "Près de Lyon, une inquiétante école musulmane sous contrat et...sous influence", illustré d'une photo montrant, de dos, deux femmes voilées et deux jeunes filles, dont l'une est voilée, se dirigeant vers l'entrée d'un bâtiment. A. avait commenté sa propre publication en ces termes: "l'infection s'étend". ![]() | |
- Une image représentant une bouteille incendiaire avec le texte "En bon voisin offre de la chaleur à la mosquée du coin";
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- "Bravo A. Tout ce monde retour dans leur pays et on détruit les mosquées et tout ce qui va avec";
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- Une image représentait un soldat utilisant un lance-flamme avec le texte "Nettoyez-moi toute cette merde" ainsi que le commentaire "Fusillez moi tout ça";
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- "Je veux bien les aider à devenir martyre...tout seuls" et "on va devoir se mettre en mode antibiotique";
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- "Ce serait le moment de se poser des questions quand à ce musée ou à chaque fois que je passais devant j'avais de lancer une grenade..." [sic];
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- "L'islam c'est comme le cancer, il progresse en silence! Quand tu n'en entends pas parler, tu crois le danger écarté et c'est là qu'il avance...!!! Et ces connards de Bruxelles voudraient nous enlever nos flingues.!!!!! Et pourquoi pas nous apprendre à nous mettre à 4 pattes pour la prière ! !!!!!";
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- Une image d'une guillotine;
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- "a faire sauter", en commentaire à l'image du Musée E. de U. diffusée par l'auteur de cette publication;
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- "Oui, c'est vrai à faire sauter avec tous ceux [...] qui sont dedans".
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B.c Le partage par A. de l'article du journal "D." du 6 avril 2019 sur son compte Facebook faisait suite à trois publications précédentes du prénommé, postées les 4 et 5 avril 2019, la première se référant à un article du journal F. concernant, selon A., le "financement de l'islam tendance Frères musulmans en Suisse en général et à U. en particulier" ainsi que "des versements non négligeables provenant de la Qatar Fondation, oeuvre de bienfaisance proche des Frères musulmans. Ce club réservé aux prosélytes d'un islam pur, genre Brunei, a pour leader incontesté un bon type interdit d'entr..." [sic], et la seconde consistant en une photo montrant des gens barbus et armés, se référant à un article du journal G. intitulé "Salafisme et complotisme, le double moteur du djihad en Suisse. Un ancien agent secret et un journaliste retracent l'histoire des djihadistes..." avec le commentaire de A.: "La religion d'amour et de paix, suite ![]() ![]() | |
B.d La police a identifié six auteurs des commentaires litigieux publiés sur le compte Facebook de A. Tous se sont vus condamnés par ordonnances pénales rendues le 13 février 2020 par le Ministère public pour discrimination raciale au sens de l'art. 261bis CP.
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C. Le Ministère public neuchâtelois forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral. Il conclut principalement, avec suite de frais, à la réforme du jugement du 7 septembre 2021 en ce sens que A. est condamné, pour violation de l'art. 261bis CP, à une peine de 60 jours-amende avec sursis pendant deux ans, subsidiairement au renvoi de la cause au Tribunal cantonal neuchâtelois pour nouvelle décision.
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Erwägung 1 | |
1.1 La cour cantonale a confirmé l'acquittement de l'intimé du chef d'infraction de l'art. 261 bis CP pour la publication et le commentaire du 6 avril 2019 dont il était l'auteur. Elle a fait sienne l'appréciation du tribunal de première instance selon laquelle le titre de l'article insistait sur le caractère inquiétant de l'école, résultant du contrat et de l'influence dont elle serait l'objet, ce qui se vérifiait à la lecture de l'article qui évoquait des liens entre cette école et des organisations islamiques décrites comme radicales et terroristes, révélées notamment par l'ouvrage "Qatar papers: comment l'émirat finance l'islam de France et d'Europe" de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot. Le commentaire de l'intimé ("l'infection s'étend") se comprenait en lien avec les précédents commentaires de sa part, publiés sur Facebook les 4 et 5 avril 2019, dans lesquels il évoquait les liens entre le financement de l'islam en Suisse et à U. en particulier, par des mouvements qui seraient liés à des mouvances radicales (étant rappelé que l'intimé n'a pas été poursuivi pour ces publications-là). Ainsi, de l'avis de la cour cantonale, tant l'interprétation littérale du ![]() ![]() | |
La cour cantonale a également confirmé l'acquittement de A. à raison des commentaires publiés par des tiers sur sa page Facebook.
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L'art. 261bis CP vise notamment à protéger la dignité que tout homme acquiert dès la naissance et l'égalité entre les êtres humains. En protégeant l'individu du fait de son appartenance à un groupe ethnique ou religieux, la paix publique est indirectement protégée (ATF 140 IV 67 consid. 2.1.1 p. 69; ATF 133 IV 308 consid. 8.2 et les références citées). La norme concrétise les engagements internationaux de la Suisse dans le cadre de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale conclue à New York le 21 décembre 1965 (RS 0.104), entrée en vigueur pour la Suisse le 29 décembre 1994 (ATF 140 IV 67 consid. 2.1.1 p. 69; ATF 133 IV 308 consid. 8.2 et les références citées; arrêt 6B_644/2020 du 14 octobre 2020 consid. 1.2).
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(...)
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L'autorité précédente a considéré qu'en application des principes développés par le Tribunal fédéral (en particulier l'arrêt 6B_645/2007 du 2 mai 2008), il n'était pas question, de manière générale, d'exiger du titulaire d'un compte Facebook de surveiller en permanence les réactions publiées par des tiers à ses propres publications, ni de le rendre systématiquement et pénalement responsable des commentaires postés par des tiers. En revanche, on aurait pu attendre de l'intimé, lorsque les commentaires visés par l'acte d'accusation lui avaient été effectivement signalés, qu'il prenne les mesures nécessaires pour les éliminer de son compte. Lors des débats d'appel, l'intimé avait expliqué que tout son compte était resté "en l'état" depuis le moment où il avait été averti de la dénonciation, de manière à figer les choses pour la police. La cour cantonale a retenu cette explication au bénéfice du doute, considérant qu'il n'était en effet nullement improbable que le prénommé ait pensé qu'il ne lui appartenait pas de modifier l'état de fait pertinent dès lors que la justice ![]() ![]() | |
Erwägung 3.3 | |
3.3.1 La CourEDH a récemment été saisie de la question de savoir si la condamnation pénale du titulaire d'un compte Facebook à raison du contenu de messages écrits par des tiers sur son "mur" était conforme au principe de liberté d'expression prévu à l'art. 10 CEDH ![]() ![]() | |
La CourEDH a ensuite examiné si la décision prise par les autorités reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances de la cause. Elle a attaché une importance particulière au support utilisé et au contexte dans lequel les propos incriminés ont été diffusés, et par conséquent à leur impact potentiel sur l'ordre public et la cohésion du groupe social: "si la possibilité pour les individus de s'exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d'exercice de la liberté d'expression, les avantages de ce média s'accompagnent d'un certain nombre de risques, avec une diffusion comme jamais auparavant dans le monde de propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence" (arrêt de la CourEDH Sanchez précité, § 86). La CourEDH ![]() ![]() | |
On signalera encore l'opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström, qui pose la question plus générale de la responsabilité pénale "dérivée" ou "projetée" du titulaire d'un compte Facebook pour des propos publiés par des tiers, a fortiori lorsque ce titulaire est, comme en l'espèce, un homme public ou politique ayant un nombre élevé d'"amis". La juge a reproché à la majorité de faire peser sur le titulaire d'un compte Facebook la même responsabilité que celle incombant à un portail d'actualités invitant les lecteurs à commenter les articles publiés (hypothèse de l'arrêt de la CourEDH Delfi AS contre Estonie [GC] du 16 juin 2015[requêten° 64569/09]). Par ailleurs,elle a estimé que les juridictions internes n'avaient pas suffisamment établi la connaissance effective qu'aurait eue le requérant des messages publiés. Or, la connaissance étant l'un des éléments fondamentaux permettant d'établir la responsabilité pénale du titulaire du compte, elle devait être établie dans le respect des règles du droit pénal. Pour elle, le constat d'absence de violation de l'article 10 CEDH faisait peser sur le titulaire du compte une obligation de contrôle très lourde, de nature à dissuader l'exercice de la liberté d'expression (arrêt de la CourEDH Sanchez précité; opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström).
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Concernant la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, celle-ci a jugé, dans son arrêt ![]() ![]() | |
Ainsi, à la différence de la France par exemple, qui a défini dans une loi les conditions auxquelles "le directeur ou le codirecteur de publication" pouvait répondre comme auteur principal des messages publiés par des tiers sur son compte (cf. arrêt de la CourEDH Sanchez précité), le législateur suisse ne s'est volontairement pas emparé de cette question, ce que reconnaît d'ailleurs le recourant.
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Le Tribunal fédéral a en effet été amené, dans l'arrêt précité, à examiner l'éventuelle responsabilité pénale de celui qui gère, sur un ![]() ![]() ![]() ![]() | |
Il a été soutenu en doctrine que la jurisprudence du Tribunal fédéral précitée pouvait être transposée au cas de l'exploitant d'un blog (DAVID EQUEY, La responsabilité pénale des fournisseurs de services Internet, Etude à la lumière des droits suisse, allemand et français, 2016, n. 899 ss). De même, un réseau social accessible en principe à tous les utilisateurs d'internet, axé sur l'interactivité, offrait des caractéristiques semblables (cf. EQUEY, op. cit., n. 1029 et 1035). En outre, toujours selon cet auteur, un blogueur peut engager sa responsabilité pénale à partir du moment où des informations illicites sont déposées sur l'espace mis à disposition des internautes, qu'il en est informé et qu'il ne procède pas à leur effacement (EQUEY, op. cit., n. 907).
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C'est encore le lieu de préciser que la jurisprudence a exclu l'application de l'art. 28 CP - lequel prévoit que lorsqu'une infraction a été commise et consommée sous forme de publication par un média, seul le responsable de la publication (par opposition à ceux qui la diffusent) est en principe punissable - lorsque l'infraction réprimée par l'art. 261bis CP est retenue (ATF 126 IV 176 consid. 2 p. 177, in JdT 2001 IV p. 121; ATF 125 IV 206 consid. 3c p. 211 s., in SJ 2000 I p. 65).
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3.4 En l'espèce, la cour cantonale a constaté que l'intimé alimentait son compte Facebook, ouvert à tous, presque tous les jours, qu'il n'y publiait rien de personnel mais abordait divers sujets de société qui suscitaient des commentaires. On peut dès lors admettre, avec l'autorité précédente, que l'intimé utilisait son compte Facebook d'une ![]() ![]() | |
Dans le cas d'espèce, il est vrai qu'en choisissant de ne pas limiter l'accès à son "mur" Facebook, mais au contraire de le rendre accessible à tout public, et d'y aborder des thèmes de nature politique, de surcroît sensibles et sujets aux amalgames, l'intimé a créé un risque des contenus illégaux y soient déposés (cf. arrêt de la CourEDH Sanchez précité; cf. consid. 3.3.1 supra). Cependant, conformément à la jurisprudence, ce risque ne dépasse ce qui peut être socialement admis que si l'intéressé avait connaissance du contenu problématique qui a été ajouté sur sa page (arrêt 6B_645/2007 précité consid. 7.3.4.4.2; dans le même sens: EQUEY, op. cit., n. 907). Puisqu'il n'a pas été établi que l'intimé aurait eu connaissance du contenu illicite publié sur son "mur" avant l'ouverture d'une procédure pénale, une responsabilité pénale pour l'omission reprochée à l'intimé est exclue sous cet angle.
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3.5.2 Le recourant soutient cependant que dans la présente configuration de fait, le risque encouru par l'intimé ne serait plus socialement admissible. Se référant à l'art. 97 al. 1 LTF dans la mesure où il serait nécessaire de compléter l'état de fait cantonal, il affirme que certaines circonstances propres au cas d'espèce (caractère polémique des sujets abordés sur le compte Facebook de l'intéressé, profil des internautes susceptibles de le consulter et de s'y exprimer, nombre et type de commentaires publiés par des tiers) devaient faire naître, à charge de l'intimé, un devoir de prendre connaissance du contenu potentiellement litigieux publié sur son compte. Il souligne également que l'avis personnel des internautes qui ont été condamnés par ordonnance pénale, s'il avait été publié sur leurs propres réseaux, n'aurait eu qu'un impact insignifiant en termes d'atteinte à la paix ![]() ![]() | |
Dans le cas présent, il convient de rappeler que le législateur, soucieux de ne pas mettre en place une norme susceptible d'entraîner des restrictions disproportionnées au principe de la liberté d'expression, n'a pas souhaité, à ce jour, prévoir l'obligation, incombant aux titulaires de compte sur un réseau social - ni d'ailleurs, aux prestataires de service eux-mêmes (cf. consid. 3.3.2 supra) -, de modérer le contenu publié par autrui. Il n'y a pas lieu de revenir sur ce choix par le biais d'une interprétation jurisprudentielle. En effet, il serait manifestement problématique, sous l'angle du principe de la légalité, de faire dépendre l'existence d'une obligation de surveillance et de modération du titulaire d'un compte Facebook (ou tout autre réseau social) de circonstances telles que la sensibilité des sujets abordés, le cercle de potentiels destinataires des publications, ou encore le nombre ou le caractère frappant des commentaires "postés" en réaction à la publication originelle, puisque dite obligation ![]() ![]() | |
La coactivité suppose une collaboration intentionnelle et déterminante à la décision de commettre une infraction. Il n'est pas nécessaire que ![]() ![]() | |
Dans l'arrêt 6B_645/2007 précité, il a été retenu que l'intention du prévenu, tout au moins dès qu'il a eu connaissance de la présence de la vidéo illicite sur son site, portait sur la publication de ce document, de sorte qu'en exploitant le forum sur lequel se trouvait la vidéo, ce qu'il savait, il avait intentionnellement collaboré à l'exécution de l'infraction (consid. 7.3.4.5). En l'espèce, puisque l'intimé ignorait la présence de contenu litigieux publié par des tiers sur sa page virtuelle, on ne voit pas comment, faute d'un accord des volontés entre les auteurs principaux et l'intimé, celui-ci aurait pu participer aux infractions commises par ceux-là, que ce soit à titre principal ou accessoire.
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Partant, sous cet angle également, une responsabilité pénale en qualité de titulaire d'un compte Facebook pour des propos publiés par des tiers ne peut s'envisager aussi longtemps que l'intéressé n'avait pas connaissance du contenu illicite publié sur son "mur".
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3.7 Sur le vu de ce qui précède, considérant qu'il n'a pas été établi que l'intimé aurait toléré, en connaissance de cause, les publications litigieuses dès leur apparition sur son compte, la cour cantonale n'a pas violé l'art. 261 bis al. 1 et 4 CP en concluant que cette disposition n'était pas applicable en l'espèce. Elle n'a, en toute hypothèse, pas non plus établi les faits de manière manifestement inexacte, ceux allégués par le recourant, relatifs aux circonstances propres au cas d'espèce (cf. consid. 3.5.2 supra) étant sans influence sur le sort de la cause au regard de ce qui précède (art. 97 al. 1 in fine LTF). ![]() |